Patrons chrétiens : leur éthique pour traverser la crise

Le 25 août 2020

Aussi brutale qu’évidentela décision est tombée au tout début du confinement. Elizabeth Ducottet, patronne d’une entreprise de 2 300 salariés, spécialisée dans les dispositifs médicaux, fait le choix de licencier, « du jour au lendemain », ses 100 employés basés aux États-Unis. « L’activité s’était totalement arrêtée. C’était ça, ou l’on risquait de voir couler tout le groupe Thuasne. »

Cette dirigeante de 75 ans puisera sa détermination en se remémorant la devise maintes fois répétée par un prêtre, ami de la famille : « Protéger l’intérêt du plus grand nombre. » « C’est, depuis, resté l’un de mes grands critères d’arbitrage », commente sobrement celle qui incarne la sixième génération à la tête de l’entreprise familiale créée en 1847. En pleine pandémie, elle décidera néanmoins de continuer à payer pour la protection sociale de l’ensemble des salariés licenciés. Jusqu’à, espère-t-elle, « pouvoir reprendre l’immense majorité d’entre eux ».

« Une épreuve », comme la vie de patron en est jalonnée. Et qu’un dirigeant chrétien surmontera, à sa façon, puisant dans ses ressources spirituelles la moins mauvaise des solutions. Qui plus est sous le joug d’une triple crise sanitaire, économique et sociale. Plutôt discrets, mais toujours bien représentés dans la sphère économique, il y a parmi les patrons chrétiens ceux qui compartimentent : « les catholiques du dimanche, patrons le lundi » comme les décrit sans ménagement Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon, et proche des réseaux de dirigeants. « Ceux-là font le grand écart et réduisent souvent le christianisme à de bons sentiments, une spiritualité, qui ne s’incarnent pas. »

Il y a aussi les « convertis », qui consacrent la première partie de leur vie à faire fortune, pour ensuite mieux la redistribuer, via des entreprises sociales ou la philanthropie. Et enfin, ceux qui voient ce combat d’un seul tenant. Ceux-là doivent résoudre leurs contradictions dans l’exercice quotidien de leurs convictions chrétiennes. Les deux pieds dans un monde économique mouvant, complexe, et souvent violent : la rentrée sociale s’annonce meurtrière pour nombre de petites et moyennes entreprises.

Licencier, problématique brûlante

Si les patrons chrétiens repoussent unanimement l’idée de toute supériorité morale, l’exigence qu’ils s’imposent, dessinée par la pensée sociale chrétienne, n’est pas des plus faciles à assumer, « parfois crucifiante, admet François Asselin, président de la Confédération des petites et moyennes entreprises. Et cela risque d’être encore plus délicat dans cette période, où les décisions difficiles à prendre vont se multiplier ».

Licencier, gérer humainement des équipes qui doivent désormais faire mieux avec moins, sont quelques-unes des problématiques brûlantes qui vont mettre la foi de certains d’entre eux à rude épreuve : « L’appel à aimer son prochain comme soi-même, c’est très dur, je ne prétends pas le faire. C’est une corde de rappel », résume ainsi Patrick Degiovanni, 61 ans, dirigeant d’une filiale dans l’assurance.

Pourtant, crise aidant, nombre de ces patrons voient leurs valeurs comme leurs méthodes remises au goût du jour. « Il y a une vraie convergence des luttes », s’amuse Philippe Royer, à la tête des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC), un cercle d’entraide et de réflexion qui rassemble 3 500 membres. Les patrons chrétiens y croient : leur diagnostic sur l’économie est désormais partagé et c’est le moment de mettre le pied dans la porte. Aux EDC, l’impasse « inégalitaire et destructrice pour l’environnement » dans laquelle le monde économique serait embarqué a « depuis longtemps » été décortiquée. L’épidémie de Covid-19 aurait achevé ce travail d’alignement entre éthique chrétienne et humaniste, en ayant propulsé la vulnérabilité et la notion de limites au cœur de nos sociétés. « Dans notre mouvement, il y a plein de sujets qui nous divisent, mais l’attention à la fragilité c’est le seul thème qui nous rassemble tous », abonde Emmanuel Prat, responsable national du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants.

Car, que l’on parle d’environnement, de la nécessité de relocaliser certains secteurs, de mieux partager la valeur avec les « premiers de corvée », les revendications qui ont émergé avec force ces derniers mois séduisent un monde économique en quête de nouveaux repères. « Il y a dix ans, nous étions encore inaudibles sur tous ces sujets, constate Philippe Royer. Nous étions à l’époque du tout-profit, si tu ne t’étais pas implanté en Chine, tu étais ringard ! Le monde d’hier convulse et c’est le moment de pousser notre horizon. Mais on ne s’en sortira pas en étant tièdes. »

Des dirigeants attendus par la nouvelle génération

« Tiède », Étienne Hirschauer ne l’est pas. Ce patron catholique de 51 ans dirige Ecodair, une entreprise qui emploie une soixantaine de personnes en réinsertion pour réparer et revendre des ordinateurs d’occasion. Celui qui se décrit comme un « commercial agressif » débarqué il y a trois ans dans le monde de l’insertion met en garde : « Je suis tout sauf un saint. »

Avec lui l’entretien commence par… une prière, dans son bureau du 18e arrondissement. Des locaux rue de l’Évangile, ça ne s’invente pas ! Son constat ? L’attention première à la fragilité consacrée dans la pensée chrétienne ne peut plus être marginalisée : « Tout le monde a éprouvé sa propre finitude pendant ces derniers mois. La logique d’exclusion de la fragilité hors du monde de l’entreprise, dans laquelle seule la performance aurait sa place, ça ne tient plus. Cette performance illimitée, c’est la grande illusion que la crise sanitaire a fait tomber », s’exclame-t-ilDans le champ managérial, cette boussole de la fragilité, des ressources humaines comme naturelles, ouvre des champs immenses à l’exercice de l’éthique chrétienne.

Une problématique d’autant plus urgente que la nouvelle génération attend les dirigeants sur ces sujets. C’est même devenu pour toutes les firmes un enjeu d’attractivité et de fidélisation des jeunes collaborateurs, dont la fièvre entrepreneuriale traduit aussi une désaffection du monde de l’entreprise. Tous azimuts ces dernières années, grandes, moyennes et petites sociétés se cherchent « une raison d’être », pour tenter de raccrocher avec de jeunes diplômés exigeants et avides de sens au travail. Aujourd’hui, ce n’est plus sur LinkedIn qu’Étienne Hirschauer trouve ses jeunes salariés mais sur le groupe Facebook « Fuyons la Défense » (qui regroupe les déçus d’un style de vie comme celui du quartier d’affaires de la Défense, NDLR) et sur le site « Jobsthatmakesense » (pour trouver des emplois qui ont du sens, NDLR)« Je ne peux pas les payer grand-chose et pourtant c’est par là que j’ai reçu les CV les plus impressionnants. »

Des chrétiens aux postes clés de l’économie

Le phénomène est nouveau : outre les cercles de réflexion et d’action chrétiens qui voient progressivement leurs effectifs se regonfler et se rajeunir, des postes clés de l’économie sont aujourd’hui occupés par des figures chrétiennes. Les deux grands leaders syndicaux du pays, Geoffroy Roux de Bézieux au Medef et François Asselin à la CPME sont, dans des styles différents, deux catholiques assumés. Renault est désormais aux mains du « sage » Jean-Dominique Senard, la Banque de France est dirigée par le catho social François Villeroy de Galhau et plusieurs entreprises du CAC 40 ont à leur tête des dirigeants qui labourent le champ économique, en portant une vision différente de celle de leurs pairs.

Un alignement des planètes que le patronat chrétien peine toutefois encore à saisir pour faire basculer l’économie vers « le bien commun » qu’ils appellent de leurs vœux. « Globalement, les chefs d’entreprise cathos sont, dans l’histoire récente, tombés dans le monde de la discrétion. Ils ont renoncé à porter leurs idées dans le débat public », tranche le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, qui va jusqu’à confier, non sans humour : « J’ai d’ailleurs plutôt à perdre à vous recevoir sur ce sujet. Après on risque de me dire : “Salaud tu t’affiches catho et tu refuses l’augmentation du smic.” » Vincent Montagne, PDG de Média-Participations, acquiesce et va plus loin : « Quand on dit qu’on est catho, cela pousse les gens à mettre en exergue ce qui ne va pas chez nous. »

Une autre chef d’entreprise cite volontiers l’exemple d’Emmanuel Faber, patron chrétien emblématique de Danone : « Quand je vois le nombre de personnes qui passent leur temps à traquer ses contradictions au lieu de l’encourager dans la bonne direction qu’il prend, ça me désole. » S’afficher chrétien serait-il tout simplement trop s’exposer ? « C’est plus complexe que ça », estime Augustin de Romanet, PDG d’Aéroports de Paris. « Dans le champ laïque qu’est l’entreprise, le chrétien doit être capable de rassembler autour d’options économiques, certes éclairées par sa foi et son éthique, mais qui in fine doivent parvenir par leur force propre, à transcender toutes les appartenances. Revendiquer toute forme de particularisme religieux ou de transcendance peut se révéler contre-productif. »

Jusqu’à susciter même l’antipathie. Certains témoignent de la difficulté que peut parfois engendrer l’affirmation de cette identité en entreprise. « Je pense que ça m’a desservi quand j’étais à la Caisse des dépôts où il y avait une certaine hostilité à l’Église », relate par exemple Gabrielle Gauthey, aujourd’hui directrice « neutralité carbone » chez Total.

Alors que les grandes figures spirituelles du patronat paternaliste à la François Michelin glissent peu à peu dans le registre de l’histoire, peu de nouveaux visages médiatiques semblent émerger dans leur sillage. Une discrétion aussi motivée par une forme de pudeur dans un monde de l’entreprise où la laïcité fait loi. Une minorité préfère pourtant en parler ouvertement, voyant là un chemin de vérité : « Je ne vois pas comment faire autrement. Sans Dieu, je ne suis rien. Je ne veux pas qu’on croit que ce que je réussis, j’y parviens tout seul, sans l’aide de Dieu. Je préfère être ridicule plutôt qu’un menteur », fait valoir Étienne Hirschauer.

Frein supplémentaire sur le chemin de la reconquête décomplexée, nombre de patrons chrétiens seraient encore aujourd’hui tenus par des « forces conservatrices », observe sévèrement le patron des EDC, Philippe Royer. Ce logiciel du « toujours plus ». Étonnamment toujours plus d’argent. « Les patrons chrétiens qui vous disent que l’argent est un sujet parmi d’autres vous racontent n’importe quoi. C’est le sujet fondamental, car c’est lui qui vous fait mal », s’agace Étienne Hirshauer. En choisissant de diriger Ecodair il y a trois ans, plutôt que de répondre à d’autres offres plus lucratives, il a, selon son expression, « fait un deal avec le Seigneur » et sacrifié une part considérable de son salaire qui plafonne désormais à trois fois le smic.

« Il y a vingt ans, je n’aurais jamais pu l’accepter, parce que j’étais un esclave qui voulait cocher toutes les cases de la réussite », confesse-t-il. « Oui, à un moment, sur la route il faut lâcher des euros », reconnaît Philippe Royer. Le patron des EDC a racheté en 2014 une librairie de Laval à trois semaines du dépôt de bilan, « le poumon culturel de ville », explique-t-il. « J’étais tiraillé. Et j’ai pensé à la parabole du jeune homme riche dans l’Évangile. Il applique bien tous les commandements, mais quand Jésus lui demande d’abandonner ses biens pour le suivre, il n’y arrive pas. Et repart triste. J’ai fini par mettre la somme sur la table. »

« Le courage d’être à contre-courant »

Mais le salaire, le patrimoine, ne sont pas les seuls sujets qui brident les énergies. Appliquer l’éthique chrétienne en entreprise, c’est aussi savoir remettre en cause les pures logiques de rentabilité quand elles violent l’intérêt du plus grand nombre. « Quand j’ai travaillé dans la régulation télécoms, je me suis heurtée à de grands monopoles, raconte Gabrielle Gauthey. Le seul moyen pour amener le très haut débit en Afrique – indispensable dans la santé, l’éducation – était de mutualiser les réseaux, or aucun opérateur n’avait envie voir ses rentes baisser. Ça a été violent de lutter contre ça. Au Mexique j’avais un garde du corps, en France c’était des menaces voilées… Y compris quand j’étais au sein de l’Arcep (autorité indépendante chargée de réguler les télécoms, NDLR) ». De cet éprouvant combat, Gabrielle Gauthey a acquis une certitude : être chrétien en entreprise, c’est finalement avoir « le courage d’être à contre-courant quand les choses ne vont pas dans le bon sens ».

Cette réflexion sur l’argent, l’écologie, l’objectif même de la croissance, travaille davantage la nouvelle génération que les plus anciens aujourd’hui aux commandes. C’est le grand tournant : les hauts salaires comme l’adhésion au système en place ne vont plus de soi. Il y a chez les jeunes patrons cathos, qui puisent leur inspiration dans l’encyclique Laudato si’du pape François, un sursaut, une radicalité assumée dans la réflexion. « Pour moi, la situation optimale de mon entreprise, ce n’est pas la situation maximale financièrement », explique Claire Barneron, 35 ans, dirigeante de la société Agrilys. « La question c’est comment l’entreprise peut être un instrument pour changer le monde, opérer la conversion écologique à laquelle nous sommes appelés », ose-t-elle. Dans son entreprise de conseil agricole, les salaires, y compris le sien, sont choisis de manière collégiale avec les employés. « Les gens nous prennent pour des zinzins quand on le dit, alors on ne le crie pas sur les toits. Aussi parce que c’est quelque chose qu’on a besoin d’éprouver sur la durée pour voir si c’est tenable, on expérimente. »

Dans l’écosystème hétéroclite des patrons chrétiens, certains peinent à réprimer un scepticisme pour ce qu’ils perçoivent comme des relents moralisateurs face à l’argent. Une culpabilisation enrobée d’une application parfois naïve de l’Évangile au logiciel économique : « Les cathos de gauche, ils sont sympathiques, je le dis avec beaucoup d’affection, mais ils n’ont jamais de solutions qui marchent pour faire tourner la machine », raille un grand patron catho. « Je n’entends plus parler que de relocalisation. Mais si je produisais absolument tout en France, je ne serais pas du tout compétitif face à mes concurrents. Je suis condamné à une production mondiale, si je ne veux pas mourir », rappelle à l’ordre Laurent Bataille, patron de la PME picarde Poclain Hydraulics.

« Dans le catholicismepour marquer la solidarité avec les chômeurs, on a souvent assimilé les dirigeants à ceux qui menacent les emplois, car on en parle au moment des crises », admet volontiers Mgr Dominique Blanchet, évêque de Belfort-Montbéliard, qui n’a pas hésité à critiquer publiquement en mai 2019 les projets de licenciements de General Electric en Franche-Comté. « Il faut parler des entrepreneurs de manière favorable, comme des gens qui cherchent le bien, qui créent de l’activité, même s’il ne s’agit pas d’être naïf, il y a des tensions, du combat », reconnaît-il. Mgr Rey, qui a emmené cette année un groupe de patrons voir le pape François, approuve : « On doit s’atteler à mieux former l’élite, car la rentabilité de l’entreprise ne peut jamais être un but en soi, guidée vers le seul résultat économique. Elle doit avant tout servir la fraternité, là où elle est installée. »

Ce que redoutent certains patrons chrétiens ? Que la radicalité de ces jeunes se transforme, à terme, en une fuite dans un monde économique protégé par des règles préétablies. « Il ne faut surtout pas que les chrétiens se réfugient dans l’économie sociale et solidaire qui émerge, met en garde Laurent Bataille. Nous avons besoin d’eux dans l’aéronautique, dans l’automobile, tous ces secteurs qui saignent actuellement et qui ont, plus que jamais, besoin d’humanité et de bon sens. » Les défis sont immenses. Alors que les crises sanitaires et économiques vont accélérer la disparition de « pans entiers de l’économie », comme le pronostique Geoffroy Roux de Bézieux, les patrons chrétiens vont être amenés à décliner leur vision en action. Mais surtout réussir à enfin fédérer autour de cette « économie du bien commun », organisée autour de la finitude des ressources mais où la concurrence et l’innovation ont toute leur place.

Héloïse de Neuville avec Romain Subtil

Lire la suite, notamment le portrait de plusieurs chefs d’entreprise chrétiens et un entretien avec Joseph Thouvenel, secrétaire confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) « Comment un patron chrétien peut-il aborder la crise économique post-Covid ? ».

Source : La Croix

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