Quand j’étais enfant, parfois je grimpais en haut de ma cabane de jardin et je pouvais voir mon amie Carey sur le trottoir devant sa maison, s’accroupissant très bas pour jouer, en contorsionnant ses jambes. Elle jouait avec ses poupées Barbie et elle appelait tout le monde par leur nom complet. « Bonjour Micha Boyett », me disait-elle toujours avec assurance. Nous étions dans la même école et faisions du volley-ball ensemble en primaire. Sa maman m’emmenait en classe tous les jours lorsque j’étais en 6e. Ces matins-là, je rentrais dans sa maison, sans frapper et je la trouvais systématiquement assise en train de finir son bol de céréales : « Salut Micha Boyett » s’exclamait-elle.
Quand j’ai reçu le diagnostic pré-natal sur lequel était écrit que mon enfant avait de forte chance d’être atteint de trisomie 21, j’ai tout de suite pensé à Carey. J’ai pensé à sa forte personnalité, et à quel point elle savait ce qu’elle voulait dans la vie. Puis j’ai pensé au fait qu’elle était morte trop jeune, dans sa trentaine. Les première larmes pour mon bébé étaient liées à la pensée de le perdre trop tôt. Je ne pourrais pas supporter de perdre mon enfant aussi tôt que les parents de Carey.
Suis-je capable d’être la mère d’un enfant différent ?
Les résultats du test sanguin sont arrivés un jeudi matin de décembre. J’étais seule avec mon fils qui avait à l’époque trois ans, je le promenais dans sa poussette. Nous allions à son cours de gymnastique quand le téléphone a sonné. Les ultrasons, faits deux semaines auparavant, révélaient des marqueurs de trisomie 21. Mais les médecins m’assuraient qu’il n’y avait qu’une chance sur 476 pour que mon enfant en soit atteint. Je n’ai jamais eu de chance à la loterie.
J’ai décroché mon téléphone, le pressant contre ma joue avec mon épaule pour le faire tenir. Je tenais une tasse de thé dans une main et poussait toujours ma poussette de l’autre. Je me suis arrêtée de marcher quand la personne, à l’autre bout du fil, a commencé à parler. Le ciel s’est rétréci, comme s’il était attiré vers moi par la gravité, comme si les arbres s’arrêtaient de se balancer, la planète s’est arrêtée de tourner un instant, comme si Dieu avait mis sur pause le soleil, comme si la nature retenait son souffle.
C’est à ce moment que j’ai réalisé que j’étais comme la maman de Carey, j’étais cette maman sur 476 autres. J’ai raccroché et je suis restée immobile sur le trottoir un moment, me rappelant de respirer de temps à autre. Comment puis-je résumer ce que j’ai ressenti ? Ce moment qui a bouleversé ma vie ? Mes mains tremblaient pendant que j’étais assise sur les gradins, regardant le cours de gymnastique d’un de mes fils. Dans les mois qui ont suivi cette annonce, j’ai eu besoin de faire le deuil. Je ne faisais pas le deuil d’une personne mais de la représentation que j’avais de la famille et de ce à quoi elle devait ressembler. Je sentais mon bébé bouger à l’intérieur de moi et je l’aimais de la façon dont la plupart des mères aiment sentir la vie se développer à l’intérieur d’elle. Mais ces chromosomes supplémentaires étaient un mystère.
Je pensais à Carey tous les jours. A la façon dont elle s’asseyait, la texture de sa peau, le son de sa voix : bourrue mais très expressive. J’ai repensé combien tout le monde l’aimait.
J’ai pensé à mes autres enfants. Qu’est ce que cela leur en coûterait ? Est ce qu’ils en voudraient à leur petit frère qui aurait besoin d’une vie différente que celle qu’on s’était tous imaginée ? Auraient-ils honte de lui ? Qui s’occuperait de lui quand mon mari et moi ne pourrions pas ? Etais-je capable d’apprendre à être la mère d’un enfant avec des besoins spéciaux ?
La journée mondiale de sensibilisation à la trisomie 21 est toujours le 21 mars. L’année dernière, la date est tombée 4 semaines avant mon accouchement. Durant ces dernières semaines de grossesse, la croissance de mon bébé a ralenti et sa santé inquiétait les médecins. Moi, je savais que mon enfant était sur le point de naître et que tout allait changer. J’avais l’impression que je devais faire quelque chose pour cette journée de sensibilisation, que je devais dire quelque chose, même si nous n’avions pas parlé de tout cela à nos amis proches ni même à notre famille.
Je me suis donc assise dans la cuisine devant mon ordinateur, mon ventre de femme enceinte reposant contre le clavier, et je me suis mise a écrire un court paragraphe. Je voulais dire quelque chose à propos du fait que j’étais déjà très attachée à mon bébé et que je serais fière de lui qu’il soit atteint de trisomie 21 ou pas. Je voulais écrire à quel point j’avais aimé être l’amie de Carey, je voulais parler de la joie que cela m’avait apporté. Mais que savais-je de la trisomie 21 ? Je n’avais aucun droit de m’exprimer sur le sujet ! J’ai supprimé ce que j’avais écrit et j’ai éteint l’ordinateur.
Etre différent est à la fois magnifique et difficile
Notre fils, Ace est né avec la plus parfaite des têtes rondes. Des cheveux couleur sable partout sur la tête. Il ressemblait à mon bébé, pas à un syndrome.
Quand nous avons dit à ses frères quels étaient les symptômes de la trisomie 21, ils ont écouté très attentivement. Les yeux grands ouverts et attentifs. « Certaines choses seront plus faciles pour lui, leur ai-je dit. Il sera le plus souple de notre famille ! Et d’autres seront plus difficiles comme par exemple lire ou courir. Il faudra qu’on l’aide et l’encourage, mais je sais que vous êtes capables de ça, n’est ce pas ? Que pouvais-je bien dire d’autre ?
Ace est le plus doux bébé que je connaisse ou même des personnes que je connaisse, jeunes ou âgées. Il vit pour ses frères qui dansent autour de lui et lui chantent des chansons, ou soufflent sur son ventre. Parfois ils rient ensemble, d’autres fois ils se chamaillent ou pleurent. Ace me regarde quand je sépare mes autres enfants qui se battent, ou que je fais la leçon à l’un d’eux. Il attend, sagement que nos yeux se croisent. Quand ils se croisent enfin, je me rend compte de la pureté de son amour pour nous. Parfois je me dis que nous ne ne le méritons pas.
La semaine dernière j’ai lu quelque chose à propos du pouvoir et à quel point les humains se battent pour l’obtenir; nous aspirons à quelque chose d’important, à la performance, au respect, aux applaudissements. Ce n’est pas que Ace soit meilleur que d’autre, plus angélique. Même en tant que bébé, il n’aspire pas au pouvoir. Il veut simplement aimer et être aimé en retour. Et quand on le regarde il sourit et applaudit.
Le mois dernier, dans la voiture après les cours, mon fils de 7 ans m’a dit, « maman je ne veux pas que Ace soit différent. Je ne veux pas qu’il ait l’air différent des autres enfants parce que ça me rend triste ». « Oui ça doit te sembler dur » lui ai-je répondu. Je suis désolée que ça te rende triste ». Encore une fois, qu’étais-je supposée répondre ?
Nous souffrons dans cette vie. La véritable question n’est pas si la souffrance viendra, mais plutôt quand elle viendra et comment nous devons répondre à cette souffrance. Je remercie Dieu que mes fils apprennent la vérité maintenant : être différent est à la fois magnifique et difficile. La joie ne se trouve pas dans la fuite face à la souffrance mais dans les leçons qu’on en tire.
Oui, ça sera douloureux pour mes autres fils de voir Ace lutter parfois, mais je crois que la vie d’Ace les aidera à devenir des hommes plus compréhensifs. Le genre d’homme qui a appris a aimé quelqu’un qui ne s’intéressait pas au pouvoir. Je prie pour qu’ils apprennent de Ace à travailler dur, à aimer inconditionnellement, et à donner la priorité à l’amitié plutôt qu’à la performance.
Il y a eu des moments où j’ai pensé au 475 autres mères dont les bébés présentaient des marqueurs de trisomie 21 mais dont les tests sanguins sont revenus négatifs. J’ai déjà ressenti de la jalousie, ou me suis demandée pourquoi ça devait être plus difficile pour moi, pour mon bébé. Un an après cette journée de sensibilisation à la trisomie 21 durant laquelle je ne savais pas quoi dire, ou comment, j’ai appris à apprécier le cadeau qu’on m’a fait avec cet enfant. Les chances étaient d’une sur 476, et j’ai gagné la loterie.
L’amour est plus surprenant qu’on le croit
Si je pouvais, à postériori, m’écrire à moi même, écrire à la femme enceinte que j’étais devant son ordinateur allumé, la femme qui avait eu peur de rentrer dans un monde de perte et de chagrin, je sais à présent ce que je lui dirai.
Prend une grande inspiration. Tu viens de remporter la loterie. Ce n’est pas ce que tu avais prévu. C’est encore mieux.
Je lui dirai que ses fils plus âgés sont capables d’une tendresse qu’elle ne soupçonne pas. Je lui dirai qu’aimer une autre personne est toujours un risque, qu’elle ait un handicap ou non.
Je lui raconterai le jour où j’ai emmené Ace, âgé de 3 mois, faire une sieste et que mon fils le plus âgé m’a demandé de prier « que le syndrome de Ace ne lui fasse pas mal ».
Je lui dirai que quand Ace pleure, mon fils de cinq ans chante et crie la chanson que nous avons écrit ensemble « je m’appelle Ace ! je m’appelle Ace ! Je suis un gentil petit garçon ! ». Je lui dirai que, malgré le chaos de la situation, dès que Ace entend la voix de ses frères, il s’arrête de pleurer afin de pouvoir écouter.
Je lui dirai qu’une autre fin de l’histoire n’était pas envisageable.
Je lui dirai encore que cette version était celle qui était censée se produire, la véritable histoire de notre famille, que nos fils âgés ont été créés avec ce plan déjà en action. Et que c’est parfait ainsi, il faut juste attendre de voir où la vie nous mènera.
Je lui rappellerai le souvenir de Carey en train de jouer sur le trottoir. Combien elle aimait cette amie et comment Carey le lui rendait.
Je lui dirai enfin que tout cela en vaut la peine, tous les risques, toutes les peurs, toutes les thérapies et les défis ainsi que l’incertitude du futur. Cela en vaut la peine parce que l’amour est plus grand et plus puissant et plus surprenant qu’elle ne peut l’imaginer.
Cet article est une traduction de l’histoire de Micha Boyett, originellement postée sur la version anglaise d’Aleteia.
Source : Aleteia
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