Les évangéliques dans le paysage théologique d’aujourd’hui

Le 27 décembre 2017

Le professeur de théologie Henri Blocher dresse ici une fresque où il montre que le christianisme évangélique et orthodoxe a toujours dû se battre contre une forme « dévoyée » de christianisme : le libéralisme théologique.

En quoi le libéralisme théologique est-il dangereux pour la foi des chrétiens évangéliques ?

Le mot « libéralisme » en lui-même est un mot très positif, un mot que j’embrasserais volontiers, car il évoque la liberté. J’estime que c’est l’Evangile et la Parole de Dieu dans sa force de vérité qui nous libèrent.

Mais ce que l’on appelle « libéralisme », en gros depuis le XVIIIe siècle, avec la connotation que les prédicateurs ont la liberté de dire ce qu’ils croient juste, sans tenir compte d’une discipline d’Eglise ou d’une confession de foi qui les lieraient particulièrement, ce libéralisme, je l’appelle davantage « modernisme », d’un mot que l’on emploie plutôt côté catholique, parce qu’il vise à ajuster le contenu de la foi chrétienne, de la Bible et de toute l’interprétation biblique, aux préférences, aux convictions et aux opinions du monde moderne. C’est l’ajustement à la modernité qui me semble en être le ressort principal. Or, cette modernité me paraît en réaction contre le christianisme, en tout cas le christianisme biblique, le christianisme des dogmes reconnus par l’Eglise ancienne. Si on fait des concessions à la modernité dans le désir de l’amadouer, cette modernité me semble saper la force et une bonne partie de l’affirmation évangélique.

Quels seraient aujourd’hui les traits principaux de ce « libéralisme-modernisme » dont vous parlez ?

Les traits qui ressortent avec le plus de force, ce sont d’abord la prétention de trier dans la Bible. On n’abandonne pas la Bible, mais on ne se juge plus redevable d’une fidélité stricte à ce qu’elle affirme et énonce, lorsqu’elle est bien interprétée. On ne considère plus que c’est l’autorité souveraine pour la foi et la vie. C’est un document et un témoignage, que l’on interprète comme on juge bon. Voilà le premier problème très sérieux à mes yeux, parce que cela commande le reste.

Un deuxième problème concerne notre attitude à l’endroit de la justice de Dieu qui rend à chacun selon ses œuvres. Il y a là une compréhension que je juge trop sentimentale, purement affective et passionnelle de l’amour de Dieu. Cela entraîne que l’on gomme dans l’Ecriture ce qui pourtant y tient une place énorme : la pensée du jugement de Dieu, sa condamnation du péché et, du coup, le besoin d’une justification, d’un acquittement par Dieu à son tribunal – il y a là une métaphore, mais la réalité de cette métaphore est très substantielle… On ne se soucie plus des conditions, l’amour de Dieu doit suffire. On l’associe de manière plus ou moins étroite à Jésus le Christ, mais on ne tient plus compte de la présentation de la croix comme ce qui satisfait la justice de Dieu, en permettant que la dette à l’endroit de la justice soit entièrement réglée, que la rançon à l’égard de la loi comme gardienne de la justice soit payée… Ce sens de la croix du Christ, qui est à mon sens central dans le Nouveau Testament – ce n’est pas l’unique, mais il est central ! – et dans la prédication des réformateurs, est aujourd’hui abandonné par beaucoup. C’est un effet de l’influence du libéralisme.

Lorsque vous regardez l’histoire de l’Eglise, vous affirmez que dès le IIe siècle les Pères apostoliques ont dû combattre contre une forme de libéralisme : la gnose. Pourriez-vous nous expliquer comment cela s’est passé ?

La gnose est un mouvement multiforme qui semble avoir commencé au Ier siècle. Il y a deux hypothèses en concurrence. La première, c’est qu’il s’agit d’un mouvement non chrétien dans ses origines, qui s’enracine dans les religions du Moyen-Orient. La seconde hypothèse, c’est qu’il s’agit d’une forme déviante et hérétique du christianisme lui-même. Qu’il y ait eu influence d’autres religions, on ne peut en douter, mais que les racines mêmes du mouvement gnostique soient étrangères au christianisme, voilà qui ne paraît plus très probable.

C’est donc un mouvement très puissant, qui a essayé d’interpréter le christianisme d’une manière qui s’accorde avec les convictions dominantes dans le monde méditerranéen de l’époque, marqué par la culture grecque, et avec un trait particulièrement caractéristique : le dualisme. La matière était associée de très près au mal. Du coup, la venue de Jésus-Christ en chair, donc dans un corps matériel, paraissait intolérable. Il y a eu une révision très grave de la christologie, qui a transformé l’humanité de Jésus et sa dimension corporelle en une simple apparence : le docétisme. Cette transformation de la doctrine orthodoxe est intervenue pour convenir au dualisme, à l’époque évident pour de très nombreux citoyens participant de cette culture hellénistique.

Et cette dérive hétérodoxe on la retrouve tout au long de l’histoire, avec à la Réforme du XVIe siècle les sociniens…

La forme change bien entendu, dans la mesure où les idées dominantes dans la culture environnante se modifient. Il y a donc des adaptations très diverses d’une époque à l’autre du christianisme, dans la mesure où on veut rendre le christianisme plus crédible pour les gens alentour. Au XVIe siècle, il y a effectivement un mouvement qui essaie d’adapter le message chrétien à des convictions qui sont celles de la pointe avancée de l’humanisme rationaliste. Ce courant de pensée commence dès cette époque. Il n’est pas encore très affirmé, mais Fausto Sozzini embrasse les tendances de cette composante de la culture d’alors. Sur la christologie, sur la Trinité ou sur l’expiation sacrificielle comme sens de la croix de Jésus, il choisit la voie d’un humanisme rationaliste, au lieu du message chrétien traditionnel sur ces sujets.

Le libéralisme, on le retrouve comme dominant au moment où éclate le Réveil de Genève au début du XIXe siècle. L’Eglise en place est marquée par une sorte de rationalisme théiste…

C’est un fait établi en effet. Pour le protestantisme francophone – je connais davantage ce qui concerne le protestantisme français… – on peut dire qu’il y a, à cette époque, un desséchement rationaliste évident. Le Siècle des lumières a fait des dégâts très considérables. Le protestantisme avait été affaibli par les persécutions, mais ensuite ce sont précisément ces humanistes rationalistes, avec Voltaire comme figure de proue, qui ont plaidé la cause des protestants et de la tolérance. Du coup, les protestants ont été portés à accueillir de manière très ouverte les idées de ce courant de pensée. On peut dire qu’au début du XIXe siècle le protestantisme de langue française en Europe est affaibli, que la sève spirituelle nourrissante manque, que la Bible est traitée comme un livre de morale que l’on peut regarder de loin, que l’essentiel du message est qu’il faut être de bons citoyens… Ce n’est pas universel, mais c’est une dominante dans la situation.

Avez-vous l’impression que l’on se retrouve aujourd’hui dans une configuration assez comparable de celle du XIXe siècle ?

De nouveau, ce ne sont pas les mêmes idées qui prévalent alentour, mais ce sont des idées qui sont peut-être encore plus étrangères à la Révélation biblique et au christianisme authentique. Parmi les choses qui sont les plus désastreuses dans la mentalité contemporaine, il y a le relativisme – il n’y a pas de vérité, chacun a sa vérité… – ou alors la conviction que le mystère divin est inaccessible et que l’on ne peut rien en dire dans des paroles nettes et claires. Il n’y a pas de confession de foi que l’on puisse vraiment formuler… Ce relativisme atteint la théologie, lorsqu’elle cherche à s’accommoder aux idées qui prévalent.

Il y a aussi une sensibilité qui s’est exacerbée contre toute forme d’exercice de la force contre le mal. Il y a une forme d’égalitarisme qui contraste avec la reconnaissance de certains différentiels quant à l’autorité par institution divine…

Ce sont des traits caractéristiques de notre temps qui dévoient, à mes yeux en tout cas, la théologie chrétienne. Je critique très fort une expression que j’ai trouvée chez un grand penseur français auquel je dois beaucoup, le philosophe Paul Ricoeur… Cette expression, c’est le « croyable disponible ». A toute époque, il y aurait des choses que l’on peut croire et d’autres que l’on ne peut pas croire. La question qui prime n’est pas celle de la vérité ultime et dernière. Cette formule conduit à un relativisme destructeur, si on la prend telle quelle.

Vous avez des mots très forts pour parler de cette rivalité entre foi chrétienne orthodoxe et libéralisme, vous parlez de « guerre culturelle » ou de « guerre spirituelle ». Expliquez-nous…

En ce qui concerne la « guerre spirituelle », c’est un vieux thème que l’on peut rattacher au chapitre 6 de l’épître aux Ephésiens. Ce chapitre souligne bien qu’il ne s’agit pas d’une « guerre » contre les humains – « la chair et le sang » comme le dit l’apôtre Paul –, mais contre des puissances, avec un caractère spirituel et intellectuel, qui asservissent les humains et les dévoient vers leur perdition. Le thème de la « guerre spirituelle » avec les « armes » que le Seigneur fournit est bien dans la Bible, et il est d’actualité en tout temps. Mais il est des époques où des changements dans la vie sociale et dans les mœurs suscitent des débats particulièrement animés. Alors les tenants de positions conformes à la Bible se trouvent en opposition, avec la vocation de défendre et de protester par rapport à des évolutions que la société est en train d’admettre. Nous vivons une telle époque.

Concrètement, comment mener cette « guerre spirituelle » en tant que chrétiens évangéliques ?

Il y a deux choses qui me paraissent très importantes. Tout d’abord la vie communautaire chaleureuse et harmonieuse d’une Eglise locale, qui montre qu’il est possible de vivre selon les normes bibliques dans la joie et dans l’accueil mutuel… Si nous avons des Eglises qui sont belles spirituellement et moralement, ce sera un témoignage très puissant associé à notre discours.

Le deuxième point que je souligne, c’est le fait que le combat est aussi intellectuel. Il y a eu dans la tradition évangélique dont je suis, un refus de l’intelligence. Cette manière de voir n’est pas conforme à la Bible. Faire un travail intellectuel de réfutation et de plaidoyer opposé à certaines tendances de notre société, est un travail auquel nous sommes appelés.

Propos recueillis par Serge Carrel

Source : La Free.ch